[Enquête Djihadisme en Syrie] Retour sur le “bon boulot d’Al-Nosra” (4/5)


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Suite de notre série sur Al-Nosra

Billet 1/5 :

    1. Naissance d’Al-Nosra

 

  1. Le double attentat du 23 décembre 2011
  2. Le conspirationnisme légitime

Billet 2/5 :

  1. Le “vrai boulot” d’Al-Nosra
  2. Quand les Américains font du “bon boulot” (non ironiquement)
  3. La Conférence de Marrakech “des amis du peuple syrien”
  4. Islamiste un jour, islamiste toujours ?

Billet 3/5 :

  1. Et Laurent Fabius fit son apparition
  2. Bonus : Notre ami Ahmad Moaz al-Khatib
  3. La propagande pro-Pouvoir ordinaire

Billet 4/5 :

  1. Le devenir d’Al-Nosra (et de la propagande chez nous…)
  2. 2011 : Amnistie Nationale

Billet 5/5 :

  1. [2017] Les fact-checkeurs entrent en scène
  2. Conclusion

XI. Le devenir d’Al-Nosra (et de la propagande chez nous…)

Pour être complet sur Al-Nosra, présentons rapidement ce qu’il est advenu entre 2013 et 2017 pour ce groupe.

Le 9 avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’État islamique d’Irak (EII), révèle le parrainage du Front al-Nosra par son organisation, caché jusqu’ici pour des raisons stratégiques et de sécurité ; il indique également le choix de Abou Mohammad Al-Joulani pour le diriger. Le Front al-Nosra et l’EII sont alors fédérés sous l’appellation « État islamique en Irak et au Levant » (EIIL, donc Daech) (Source).

Mais Al-Joulani ne répond pas favorablement à l’appel d’Al-Baghdadi, bien qu’il reconnaisse avoir combattu sous ses ordres en Irak, puis avoir bénéficié de son aide en Syrie.

Finalement, le 10 avril 2013, le chef d’Al-Nosra prête serment d’allégeance non pas à l’EIIL mais à Ayman al-Zawahiri, émir d’Al-Qaïda. (Source)

Durant l’année, Ayman al-Zaouahiri et Abou Bakr al-Baghdadi s’opposent sur l’organisation de leurs groupes. En novembre 2013, Ayman al-Zaouahiri annonce finalement que le Front Al-Nosra est bien la seule branche d’Al-Qaïda en Syrie. (Source)

Le 3 janvier 2014, le Front al-Nosra entre en guerre contre l’État islamique en Irak et au Levant. (Source)

Le 4 juin 2015, la chaîne Al Jazeera diffuse un entretien dans lequel Al-Joulani déclare qu’il ne voit pas de solution rapide au conflit qui l’oppose à l’organisation État Islamique en Syrie : « Il n’y a pas de solution entre eux et nous, aujourd’hui ou dans un avenir prévisible. Nous espérons qu’ils se repentiront devant Allah et qu’ils reviendront à la raison. Sinon, il n’y aura rien d’autre que des combats entre nous.» Suivant les instructions d’Ayman al-Zawahiri, il essaie aussi de rassurer les Occidentaux (Source) :

« Les instructions que nous avons sont de ne pas utiliser la Syrie comme une base pour des attentats contre l’Occident ou l’Europe, pour ne pas salir la guerre actuelle. » (sic.)

Mi-2016, le Front al-Nosra compte de 5 000 à 10 000 soldats. Le 28 juillet 2016, il annonce qu’il rompt avec Al-Qaïda et qu’il prend le nom de Front Fatah al-Cham (“Front de conquête du Levant”). Cette rupture se fait avec l’accord du chef d’Al-Qaïda, Al-Zawahiri.

Dans un nouvel enregistrement diffusé par Al-Jazeera, Al-Joulani affirme que la décision « d’arrêter d’opérer sous le nom de Front al-Nosra et de recréer un nouveau groupe » s’est faite pour « protéger la révolution syrienne » et pour « faire ôter les prétextes avancés par la communauté internationale » pour viser le groupe classé « terroriste » par les États-Unis. (Source)

Al-Jolani essayer de vendre sa nouvelle “modération”

Eh oui : il pense qu’il suffit qu’Al-Qaïda en Syrie se mette d’accord avec Al-Qaïda pour dire qu’ils sont fâchés, puis change de nom, pour ne plus être bombardée… Malin !

Mais le lendemain, le porte-parole du département d’État John Kirby, affirme qu’il continue « d’estimer que les dirigeants du Front al-Nosra maintiennent leur intention de mener des attaques contre les pays occidentaux » et que le groupe reste considéré comme « une organisation terroriste étrangère » (Source)

Le 28 janvier 2017, le Front Fatah al-Cham fusionne avec quatre autres groupes pour former un nouveau mouvement : Hayat Tahrir al-Cham (“le Comité de Libération du Levant”), qui regroupe environ 30 000 hommes, et est dominant dans la région d’Idlib. Il poursuit ses attentats, dont ceux du 11 mars 2017 à Damas, tuant près de 80 personnes, majoritairement des pèlerins chiites irakiens :

L’été 2017 de nouveaux combats ont lieu entre djihadistes, et plusieurs groupes reprennent leur indépendance…

Entrainement de combattants d’Al-Nosra

À ce stade des évènements, intéressons-nous à la façon dont certains médias ont rapporté ces faits. Commençons avec Armin Arefi dans Le Point :

Al-Qaida en Syrie : un cadeau“, “un rêve” pour Assad…

“Ainsi, Al-Nosra procède à des “Kidnappings, exécutions spectaculaires, attentats-suicides ciblés et coordonnés“. Mais attention :

Sans pour autant épargner les vies civiles […] le groupe djihadiste […] a gagné le respect des populations syriennes locales, qui louent le courage et la générosité de ses combattants” ! Encore un télépathe communiquant avec “les populations syriennes” donc.

Dès lors, se pose en effet la question “Comment expliquer la radicalisation” d’Al-Qaïda ? L’AFP ne va guère nous y aider, ressortant la propagande habituelle (Source) :

Désireux d’instaurer un État islamique dans le pays, le Front Al-Nosra est déjà classé comme “organisation terroriste”“, mais il est “encensé par les Syriens pour sa bravoure au combat, sa discipline et sa probité” et “a plutôt bonne réputation en Syrie, ce qui n’est pas le cas de l’Armée syrienne libre (ASL)“. C’est vrai qu’on voit mal quel Syrien, vivant dans un État laïc depuis des décennies, n’aurait pas envie de vivre dans un État islamique.

Mais “le zèle religieux de certaines recrues, notamment les étrangers, a effrité en partie son imageauprès de la population civile“, en raison de “chants révolutionnaires (considérés comme impies)” ou “de la présence de femmes lors des manifestations rituelles du vendredi“. Mais attention, “en partie” seulement, l’AFP a des statistiques précises…

XII. 2011 : Amnistie Nationale

Étant donné que nous revisitons en ce moment le début de la guerre civile en Syrie, ainsi que la propagande qui s’y attache, nous avons souhaité également revenir sur une phrase du journal Le Point(exposée dans un précédent paragraphe) : “Créé en avril 2011, après que Bachar el-Assad a décidé de libérer de prison la quasi-totalité des djihadistes syriens, le Front al-Nosra…“.

Nous passerons sur le fait que le Front n’a été créé en réalité que six mois plus tard (nous en avons déjà parlé). Nous allons ici nous concentrer sur cette histoire d’Assad qui « a décidé de libérer de prison la quasi-totalité des djihadistes syriens“. Cette assertion qui revient souvent, s’avère être relativement trompeuse.

Pour commencer, en avril 2011, premier mois de la contestation, il n’y avait guère de “djihadistes syriens” en prison, mais plutôt des islamistes.

L’objectif avec cet argument est de défendre le scénario complotiste selon lequel Assad aurait volontairement libéré les islamistes pour semer la désolation dans le pays, et pour que ces derniers s’attaquent aux “opposants démocrates” minoritaires.

Ce scénario resurgit régulièrement dans la presse (Sources : Courrier InternationalLe PointNewsWeekTribune de GenèveSlate, par exemple) :

Cela vient de loin. Voici par exemple la déclaration du Secrétaire d’État américain en 2015, John Kerry (Source) :

Daech a été créé par Assad quand il a libéré 1 500 prisonniers de ses prisons et par Maliki quand il a relâché 1 000 personnes en Irak, qui se sont réunies en tant que force de type terroriste” [John Kerry, 17/11/2015]

 

John Kerry est donc venu à Paris le 17 novembre, suite aux attentats, dire que Daech a été créée par Assad. La propagande ne connaît jamais de repos…

Cet exemple a été suivi chez nous par Laurent Fabius, par exemple le 20 août 2014 devant l’Assemblée (Source) :

Daech […] a été longtemps protégé, ne l’oublions pas, par le régime de M. Bachar el-Assad. Une partie de ses responsables, qui étaient enfermés dans les prisons syriennes, ont été libérés par Bachar el-Assad” [Laurent Fabius, Assemblée Nationale, 20/08/2014]

Rappelons simplement en réponse la vision de Robert Baer, l’ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient (Source : Humanité) :

Humanité : L’opposition syrienne ne cesse d’affirmer que l’EIIL est en quelque sorte une création du régime syrien…
Robert Baer : C’est tout simplement délirant. Ces gens sont guidés par le Coran et le divin, ce sont de vrais fanatiques.

 

Mais pour mieux comprendre, revenons sur les évènements de 2011.

Après les premières manifestations du mois de mars 2011 contre le gouvernement syrien, Bachar al-Assad songe à une amnistie des prisonniers politiques. Wladimir Glasman, alias Ignace Leverrier (Source) donne alors “l’information” d’un projet d’amnistie le 8 mars, “définitivement retiré” pour ne pas accorder “une concession majeure aux revendications de la population“.

Oui, il la dirige encore apparemment…

Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, une telle amnistie a bien eu lieu à l’occasion de l’anniversaire du coup d’État du parti Baas du 8 mars 1963, qui a entraîné, entre autres, la libération du militant des Droits de l’Homme Haitham al-Maleh (Sources : BBC et Al-Jazeera) :

Le 26 mars, ce sont 260 prisonniers politiques qui sont libérés, pour “désamorcer la contestation” (Sources : ici et ) :

Ce sont “en majorité des islamistes”, mais rappelons aussi que ceux-ci représentent en bonne partie des prisonniers politiques. Pour mémoire, l’appartenance à la confrérie des Frères Musulmans est théoriquement punie de mort en Syrie, depuis les années 1980 (Source) :

Cette libération était donc “une des principales revendications de l’opposition” (Source) :

Pour l’opposition “c’est un bon début” (Source) :

Finalement, sous la pression, le 31 mai 2011 Bachar el-Assad accorde “une amnistie générale à tous les crimes commis avant le 31 mai” pour “tous les détenus politiques ainsi que les membres de la confrérie des Frères musulmans” (Source)

Il faut dire qu’il y a eu environ 10 000 personnes interpellées depuis le mois de mars (Source) :

Le Washington Post nous apprend que ces 10 000 personnes sont bien potentiellement concernées, et que “la libération des prisonniers politiques est une demande majeure de l’opposition” :

Ce que confirme Al-Jazeera :

Cette amnistie est considérée comme faisant partie des ouvertures du gouvernement syrien à son opposition. Mais elle est aussi vue comme un appel direct aux manifestants, puisqu’une de leurs principales revendications était la libération des prisonniers politiques. […] C’est une des plus importantes revendications […] l’amnistie des prisonniers politiques est un pas important.

Pour l’opposition (et donc surtout les Frères Musulmans), cette amnistie est “insuffisante” (Source) :

Pour Alain Juppé, il faut “un changement de cap plus audacieux” que cette “simple amnistie” (Source) :

L’administration américaine réagit ainsi (Source) :

Bref, l’administration américaine demande à Bachar al-Assad des actes, et en particulier qu’il libère les prisonniers politiques (et donc y compris les islamistes, étant donné que c’est dans cette frange politique que seront choisis peu après les “interlocuteurs légitimes”).

Assad s’exécute, libérant donc tous les prisonniers politiques, et accordant même une nouvelle amnistie 3 semaines plus tard (Source) :

Amnistie suivie d’une autre, très importante, en novembre 2011 (Source) :

La crise perdurant, le 23 février l’ONU et la Ligue arabe nomment l’ancien Secrétaire Général de l’ONU Kofi Annan comme envoyé spécial pour résoudre la crise (Source) :

Le 8 mai 2012, il propose un plan de paix qui prévoit… “la libération des prisonniers politiques” (Source) :

Mais ce plan ne marche pas. En particulier pour une raison (Source) :

 

En effet, avec l’intensification de la guerre – dont les actions du Front al-Nosra, Assad ne veut plus… libérer en masse les “prisonniers politiques” !

Reconnaissant son échec, Annan démissionnera le 2 aout 2012 (Source).

Ainsi, sans chercher à défendre Bachar al-Assad, on conviendra néanmoins que la couverture médiatique était particulièrement perfide. C’est une rhétorique contre laquelle on ne peut pas gagner : soit Assad est un dictateur qui “emprisonne ses opposants” (islamistes), soit il est un manipulateur qui “libère des islamistes” (opposants)…

 

Interrogé en 2014 sur ce sujet, le président Assad a répondu ceci (Source) :

Et en effet, par rapport à ses propos (Sources : Les Inrockuptibles et Wikipedia) :

… il se trouve les chefs de Daech et d’Al-Nosra ont, tous deux, été arrêtés puis libérés par les Américains… Et ce ne sont pas les seuls leaders passés par des prisons américaines, puis libérés (Source) :

Plus précisément, le gouvernement irakien estimait que 17 des 25 plus importants chefs de guerre de Daech en Irak et en Syrie seraient passés par des prisons américaines entre 2004 et 2011 (Source) :

En conclusion, il n’est pas très honnête de laisser penser que le gouvernement syrien n’aurait libéré QUE des prisonniers islamistes en 2011. Il ne faut pas oublier que ces libérations étaient une des demandes principales des manifestants.

Il n’en est pas moins vrai que le gouvernement a aussi libéré des personnes très dangereuses. Cela dit, non seulement on peut admettre un doute sur l’idée que cela s’inscrive dans une stratégie du gouvernement (dans la mesure où ces personnes ont ensuite pris position contre le gouvernement) mais en plus, les Américains ont eux aussi contribué à la libération de personnes très dangereuses sans pour autant qu’on ne leur reproche quoi que ce soit. Un deux poids deux mesures, comme toujours, regrettable.

Il convient en tout cas de toujours rester prudent quant aux interprétations, beaucoup de choses étant possibles dans des conflits de cette ampleur. La vérité est souvent plus complexe qu’un résumé en 2 lignes rédigé rétrospectivement.

Voici en effet ce que l’on peut lire sur le blog du Monde de Glasman (Source) :

“Trois leaders” libérés : donc “il y a peu de doutes sur l’alliance tacite” Assad/Daech

Un peu plus nuancé, l’analyste Charles R. Lister indique dans son livre The Syrian Jihad :

Ces libérations “pouvaient être une tentative d’apaiser” les choses, mais c’était “plus probablement une nouvelle tentative perfide du régime d’Assad de manipuler son adversaire

Les journalistes Michael Weiss et Hassan Hassan indiquent dans leur livre État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur. :

De gauche à droite : Hassan Abboud, Zahran Allouch et Ahmed Issa al-Cheikh

Cependant, on ne connaît pas non plus la fiabilité de ce témoin – la manipulation œuvre de tous les côtés. En même temps, on n’oubliera pas non plus la nature non démocratique du gouvernement syrien…

 

Nous laisserons le mot de la fin sur ce sujet à l’analyste syrien Ehsani (Source) :

La libération des prisonniers
Alors que la crise se déroulait pour la première fois à Deraa [NdR : siège des premiers affrontements de la guerre civile mi-mars 2011], le Cheikh Sayasneh [NdR : clerc de la mosquée Omari ] a été invité à Damas pour tenter de désamorcer la situation. L’une des principales revendications du clergé était la libération des prisonniers, en majorité islamistes. Ce schéma s’est souvent répété au début de la crise.
L’envoyé spécial de l’ONU, Kofi Annan, a repris cette demande. Lui aussi a insisté pour que tous les prisonniers politiques soient libérés.
Alors que de nombreux opposants sont convaincus que la libération des salafistes, comme Zahran Alloush, emprisonné pour avoir organisé des réunions de prière, a été conçue par Damas pour radicaliser l’opposition, la vérité est probablement plus nuancée.
L’État syrien essayait désespérément d’arrêter le soulèvement en utilisant à la fois le bâton (réponse rapide contre les manifestants) et la carotte (libération des prisonniers lorsqu’on le lui demandait). Alors que l’on peut encore débattre de cet argument et prétendre que l’intention secrète du gouvernement était de transformer le soulèvement en djihad, le fait est que Damas est aujourd’hui confronté à des insurgés et des groupes armés islamistes qui veulent détruire l’État syrien et le remplacer par un autre de leur propre conception, conforme à la charia, et qu’ils souhaitent “plus islamiste dans son identité”.

 

Soulignons accessoirement que la libération de quelques dizaines d’islamistes aura nettement moins aidé les djihadistes que les milliards de dollars déversés par l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie et les États-Unis, comme l’a révélé le New York Times en 2016 (plan Timber Sycamoreabandonné par Trump en 2017) :

Du matériel de Daech…

Chose peu connue, les États-Unis s’étaient déjà ingérés dans les affaires syriennes en 1957, comme l’a rappelé récemment le fils de Robert Kennedy dans cet important article :

Source :

Finalement, en 60 ans, les choses n’ont pas beaucoup changé…

“L’agression dévoilée” : dessin de Viliam Weisskopf, paru dans le journal satyrique tchécoslovaque Roháč en 1958                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 https://www.les-crises.fr/enquete-djihadisme-en-syrie-retour-sur-le-bon-boulot-d-al-nosra-4/5

 

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